Les hommes bleus 5/5

Théâtre équin.

Écriture collective séquencée : Sarah Fourage, Abdelaziz Baraka Sakin, Ali Zamir et la participation de Mateï Visniec

Mise en scène de Toni Cafiero

 

Avec Jean-Marc Barr, Stéphanie Marc, Grégory Nardella, Jean-Yann Verton et Loïc Godec

 

Scénographie et création lumière : Patrick Meeus

Costumes : Cécile Marc

Création vidéo : Nicolas Crespo

Création sonore : Olivier Soliveret

Compositeur et chants : Éric Recordier

Décors : André Cosson

Chorégraphe : Yann Lheureux

Traductrice : Anne Bourrel

 

Compagnie Faux Magnifico

 

 

 Une splendeur ! Une œuvre fabuleuse, grandiose !

 

 Cette pièce traite avec beaucoup d'acuité de l'humanité que les hommes ont perdu en partie et du sort des migrants qui essaient de sauver leur peau vaille que vaille. Et c'est un cheval, réincarnation de Crin-Blanc sans doute, qui vient rappeler l'homme occidental non à la raison mais à l'amour : à l'amour de son prochain, qui est un autre lui-même.

 

 Ce cheval rappelle à chacun qu'il a un jour été étranger et qu'il est parfois même étranger à lui-même, le moi profond semble insaisissable ou pour reprendre les termes d'Arthur Rimbaud 《Je est un autre》. 

 

 Crin-Blanc lui-même n'est pas blanc, sa robe est grise et sa peau est noire. La métaphore est intéressante. Les migrants sont des êtres qui nous ressemblent et le récit nous emporte sur la mer où ils risquent le tout pour le tout.

 

 Le capitaine d'un bateau essaie de mener ces pauvres hères vers la terre promise mais des personnes qui n'ont pas payé leurs billets menacent de faire couler l'embarcation par leur simple présence :  Grégory Nardella est extraordinaire en maître d'équipage prêt à tout pour mener à bien sa mission. 

 

 Le texte est d'une qualité incontestable, Grégory Nardella nous émeut, une immense émotion nous étreint. La mise en abyme, comme si nous étions avec lui et ses hommes sur le bateau, est sidérante. Le travail sur les lumières, la scénographie, la mise en scène, est incroyable.

 

 Le fantastique s'invite dans l'histoire avec notamment, un homme qui peut mourir plusieurs fois et revivre, seul son corps périt : Jean-Marc Barr est stupéfiant quand il raconte avec un naturel désarmant comment il a cette faculté à ses interlocuteurs incrédules.

 

 La construction du récit est extrêmement travaillée et on se rend compte après coup de la signification de certaines scènes.

 

 Jean-Yann Verton incarne un passeur et lui confère une épaisseur rare en expliquant qu'il n'a pas choisi, que tout n'est pas aussi simple qu'il y paraît.

 

 La chorégraphie des combats est sublime, les comédiens ont une grâce remarquable.

 

 Mais le clou du spectacle est le cheval, qui émerveille l'auditoire. Ce cheval est doué de la parole et apporte une humanité, une tendresse infiniment plus grande que celle des hommes. Il ne se laisse pas prendre tant il aime la liberté. Quand il fuit, la scène de Crin-Blanc où le cheval éponyme détruit son enclos, m'est apparue.

 

 Stéphanie Marc incarne avec une justesse fascinante une migrante qui se prépare à renoncer à la vie car elle a trop de rêves qu'elle ne peut réaliser et nous fait prendre conscience de la chance que nous avons de vivre dans un pays où il est permis d'espérer.

 

 La réflexion est au cœur du spectacle et la question est posée de la légitimité de la propriété. À qui appartient une plage ? À celui qui la regarde, à celui qui l'arpente ou à la grosse fortune qui l'a achetée ?

 

 Cela m'a immédiatement fait penser à l'analyse de Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes : 《Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne.》

 

 La pièce est agrémentée de chansons dont une bouleversante, reprise en chœur à propos du cœur des hommes, qui gèle. Elle est si belle qu'on a envie de la réécouter encore et encore. Il y a beaucoup de magie qui se dégage de cette pièce, le caractère onirique, unique en son genre, de la représentation y est pour beaucoup.

 

 Enfin le cheval fait penser à Gulliver's Travels de Jonathan Swift, où il apparaît comme un être supérieur alors que les êtres humains en général, caractérisés par leur inclination à se battre, sont relégués au rang de yahoo, de créatures viles.

 

 Un des plus beaux spectacles que j'aie jamais vu.

 

 

 

 

 Publié le 4 mars 2024

 Au Théâtre des 2 Rives et en tournée.

Photo : David Season